Nuit de folie le 1er mai 1954
La nuit s’étendait au Gialam. Mais, les opérations du GT 2/63 Sénégal s’activaient comme d’habitude. La tentative désespérée de renforcer les effectifs combattant par l’envoi de troupes fraîches à Diên Bien Phu, déjà au quarante huitième jour de son encerclement, entraînait le décollage de plusieurs Dakota pour parachuter des volontaires non brevetés, toutes les unités aéroportées ayant déjà été saignées à blanc.
Les équipages connaissaient leur mission : les codes de mission « Banjo, Pédro, Polo », signifiaient la descente vers la cuvette et le largage des volontaires sur des DZ non aménagées. Vers 21 heures, au décollage nous étions Banjo 6 et nous devions faire notre parachutage en sixième position. L’équipage du C47 n° 704 November Roméo (plus communément appelé Négro Roméo) se composait ce soir-là du sous-lieutenant pilote C.A Adias bien connu dans le Transport, de l’adjudant chef Liong, mécanicien-navigant, des sergents Paul Perret, radio, et Pierre Duchenoy, navigateur. Dans la nuit noire, montée vers l’Ouest, en relatif silence radio, le BAVI, se découpant dans la pénombre, les avions se succédaient avec seulement les feux de formation.
Après une heure de vol, nous sommes arrivés sur le point fictif « Yankee ». approximativement à 5 minutes de la cuvette, et nous avons commencé sur un cap 350 à faire route vers l’enfer. Ln descente auto-pauvre, malgré des pipes d’échappement supplémentaires destinées au camouflage des moteurs, nos Dakota, le ventre peint en noir, traînaient des lueurs bleues qui trahissaient notre présence. Après contact avec Torri Rouge, la station VHP de Diên Bien Phu, l’annonce d’une météo peu favorable, certains avions avaient déjà fait demi-tour. Nous sommes entrés dans le cirque de la cuvette, à environ 3 500 pieds QNH, donc à portée immédiate de la DCA.
Dans l’avion les dispatchers avaient déjà, dans le noir absolu, harnaché les futures parachutés et ouvert la porte. Dans le poste d’équipage, le « Vieux Soldat » (‘) avait pris ses points de repère tandis que le navigateur posait ses mains tremblantes sur la sonnette et les lumières rouge et verte, au-dessus de la tête du pilote.
J’ai conservé le souvenir d’une nuit de folie. En effet, deux projecteurs VM cherchaient dans le ciel à accrocher les Dakota en circuit. Cette nuit-là, les VM attaquaient cinq points d’appui, le rapport des forces était de neuf contre un et quatre de ces points furent submergés.
Les tirs intenses du sol étaient extrêmement violents. On voyait des boucles rouges (les orgues de Staline)qui faisaient des trajectoires variées mais n’allaient pas jusqu’aux avions. Nous étions surtout la cible des 37 probablement servis par des artilleurs chinois et surtout des mitrailleuses 12,7.
Que restait-il de la DZ ? Pratiquement rien et nous devions larguer au plus proche du PC du général de Castries.
Descente vers l’enfer, les volontaires accrochés à la « static-line », sans bruit ni lumière à l’arrière. Les autres Dakota avaient fini leur mission ou fait demi-tour. Nous étions seuls au milieu du cirque et les projecteurs nous cherchaient dans le ciel. Le temps de mettre le « vert » ne permit au premier passage de larguer qu’un seul officier, car il fallait virer rapidement.
À un moment, un projecteur éclaira le poste d’équipage. Heureusement, ce fut furtif car les artilleurs VM ne purent régler leur tir. Je me souviens avoir vu entre le fuselage et le moteur gauche passer des traçantes tandis que d’autres passaient de l’autre côté. Comme vous le savez, entre chaque traçante, il y avait les non traçantes.
Nous avons recommencé sept fois l’hippodrome centré sur la zone supposée utilisable, mais cette nuit de bouleversement pour la garnison n’a probablement pas permis un atterrissage de sécurité aux malheureux volontaires qui n’avaient jamais sauté auparavant.
Le feu d’artifice continuait dans la cuvette et nous, à 3 000 pieds QNH (altitude de largage 150 mètres) nous tournions afin de larguer le maximum de volontaires.À chaque passage seuls pouvaient sauter quatre para- chutistes d’un jour. Nous n’avons eu que trois refus de saut : il s’agissait de jeunes Vietnamiens. On peut les comprendre car leur sort était pratiquement scellé au cas où ils seraient faits prisonniers par le Viêt-minh, ce qui était quasiment sûr.
La mission au-dessus de la cuvette a duré environ quarante cinq minutes, trois quarts d’heure de peur et d’anxiété. Si la mission était dangereuse, elle fut accomplie dans les règles de l’art et sans risque inutile.
Au milieu des bancs de nuages qui s’épaississaient,nous terminions notre parachutage et l’avion soudainement plus léger reprit le cap en direction d’Hanoi. La parole nous revint en même temps que nous montions vers une altitude plus sécurisante et, au niveau de croisière, une cigarette apporta la détente à une machine humaine maintenue sous pression.
De retour vers la capitale du Tonkin, en survolant la route provinciale 41, en direction de Yen Bay, nous avons pu voir des milliers de petits lumignons au sol et des phares de camions. Signalé à Torri (GATAC Nord Viêt-nam) celui-ci ne pouvait rien faire ; il s’agissait de la logistique Viêt-minh descendant sur Diên Bien Phu, portée par des vélos des coolies ou les camions Molotova.
Ce 1″ mai, nous avons pu nous rendre compte que la place de Diên Bien Phu était pratiquement submergée mais que des unités épuisées et des volontaires plus chanceux continuaient de se battre. La garnison résistera encore une semaine jusqu’à l’extrême limite.
Combien ont disparu dans cette cuvette de la Haute Région qui ne pouvait subsister que grâce à un cordon ombilical aérien avec Hanoi, alors qu’à Genève les hommes politiques des deux bords envisageaient la partition du Viêt-nam.
De notre côté, nous avons accompli notre Banjo 6 du mieux que nous avons pu, mais sans grand espoir et vers minuit à l’atterrissage à Hanoi Gialam, sur la forme 10, il y avait trois heures de vol de plus. Sans autre commentaire.